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Partie I

Le début de la fin

1.

Il était là, au bord de la falaise, à attendre. Il ne savait pas ce qu'il attendait mais il savait ce qui allait se passer. Il savait ce qu'il devait faire. Dans moins d'une heure, il sautera, comme toutes ces personnes. Des personnes que les autorités avaient déjà retrouvées en contrebas. Il n'était ni devin, ni médium, ni extralucide, mais l'idée de tomber lui était venue à l'esprit, et n'était pas encore repartie.
Il se demandait quelles étaient les circonstances de son acte prochain. Mais une seule chose lui venait à l'esprit. Il la retournait encore, et encore ; inlassablement.
Lentement, dans son cerveau, résonnaient ces quelques mots qui pourraient être le seul rempart à ce qu'il voulait accomplir. Il se rappelait surtout l'expression de leurs visages. Il se rappelait encore plus celle de son visage, lorsqu'il lui avait dit ces trois mots, si simples à dire, mais si durs à comprendre. Il se rappelait comment trois mots l'avaient poussé à cette issue fatale.
Pour lui, sa vie n'avait plus d'intérêt. Tout n'était plus que tristesse et désolation. Il se rappelait les moments de joie pronfonde, ces instants de bonheur lorsqu'ils travaillaient ensemble, discutaient ensemble, riaient ensemble. Il aimait cette vie simple et tranquille où rien de grandiose ne se passait. Où tout ce qu'il accomplissait n'avait pour but qu'un avenir meilleur. Un monde où il aimerait voir les nuages courir dans le ciel à la poursuite d'un hypothétique renouveau qui ne viendra jamais.
Ce jour, les nuages étaient gris, tirant sur le noir, prédisant une averse qui serait des plus dévastatrices.
Il se rappelait son visage dévasté. Il se rappelait sa crainte. Il se rappelait ces moments où toutes ses peurs ont pris forme. Il se rappelait très bien le moment où tout avait commencé, ce moment charnière, où la vie pouvait basculer en bien, mais aussi en mal.
Pour lui, la seule issue serait de sauter.
Là, au bord du précipice, il ne lui suffisait que d'un pas. Un tout petit pas qui le mènerait où il ne serait plus jamais. Pour lui, la seule issue était de sauter.

2.

- A moi !
Jean tira une carte du paquet, la retourna et lut secrètement l'inscription recouvrant cette petite fiche cartonnée. Un large sourire se dessina sur son visage, laissant apparaître des dents brunes, rongées par la cigarette. Il s'empara de la bouteille posée au centre du cercle formé par ses amis et la fit tourner, pour qu'elle pointe l'un des autres joueurs.
La vitesse à laquelle tourne la bouteille ne peut pas indiquer à l'avance sur qui elle s'arrêtera, ce qui rendait ce jeu on ne peut plus distrayant. Surtout si le comité est constitué des meilleurs camarades qu'il puisse exister sur terre.
Le cercle est constitué d'étudiants en sciences, tous dans la même section. Ils se sont tous connus, pour la plupart d'entre eux, au lycée, et se sont retrouvés dans la même faculté. Depuis lors, ils ont vécu des moments de joie, comme des moments de grande tristesse. Des moments inoubliables où l'intimité est primordial. Des moments qu'aucun d'entre eux ne veut vivre avec d'autres. Et aujourd'hui, l'humeur est à la fête.
Et la bouteille tourne toujours.
La maison dans laquelle ils se sont réunis est un peu basique, mais l'intérieur est d'un confort sans égal et d'une chaleur si enivrante que chacun des joueurs présents aimait à s'y retrouver en petit comité, pour célébrer des événements qui deviennent déjà des moments du passé. La salle, d'ordinaire encombrée de meubles nouvelles générations, est dégagée en son centre, découvrant un tapis sur lequel la bouteille tourne encore.
Des plats, offrant une nourriture en abondance, sont posés sur des tables collées aux quatre murs de la pièce, délivrant ainsi le carburant nécessaire à la bonne marche de la réunion.
Cela fait un peu plus d'un quart d'heure que la troisième partie du jeu s'est engagée, et tous les joueurs ont leurs coeurs qui battent à tout rompre. Car, lors de cette partie du jeu, les actions sont loin d'être amicales.
Jean a déjà le regard sur les quelques filles présentes, mais ses yeux se sont fixés bien distinctement sur Stéphanie. Cette fille à l'enbompoint délicatement masquée par la pureté de ses traits a toujours été l'objet de toutes les convoitises dans le groupe. Mais une règle a bien été établie, interdisant tous les garçons de ne jamais tenter de la séduire, pour que cette camaraderie soit un lien renforcé par la confiance des uns et des autres.
Mais Jean a toujours rêvé de la toucher, de la caresser, et surtout de l'embrasser. Pour lui, ce jeu est le seul qui doit exister, car sans ce jeu, il ne peut pas la toucher comme il le souhaite. Et il se réjouit d'avance de connaître la personne qu'indiquera la bouteille, surtout si elle s'appelle Stéphanie.
C'est alors qu'elle commence à freiner. Tout le monde retient son souffle. Elle ralentit. Ralentit encore et encore pour enfin s'arrêter.
- Merde ! Cria Jean.
Le goulot de la bouteille est dirigé sur lui, et cela n'a pas l'air de lui plaire outre mesure. Cependant il lit la carte à haute voix, comme en exigent les règles :
- Le porteur… C'est à dire moi… Posera ses mains sur la poitrine de celle qui sera désignée ou sur le sexe de celui qui sera désigné, durant trois tours.
Dépité, il posa sa main sur son entrejambe en regardant les visages hilarants de ses camarades. Déçu, il exquise un petit sourire triste, car cela peut arriver.
Le tour d'Audrey fut des plus rapides. Elle tira une carte, et ce fut celle qui annule tous les autres gages jusque là encore en lice. Un « Ooooh » de tristesse monte de l'assistance. Puis chacun reprit sa place respective, sortant de sa position parfois inconfortable, surtout celle de Damien, le leader du groupe, et l'homologue masculin de Stéphanie, qui porte sur ses épaules la plus gentille fille qui puisse exister au monde, c'est-à-dire Emilie.
La partie repartit de plus belle avec le joueur suivant. Et justement c'est à Damien de tirer une nouvelle carte. Il tend donc le bras vers le paquet et lance la bouteille tout en lisant la carte. Ce coup-ci, le répit est de courte durée car en moins de quatre rotations, la bouteille s'est déjà immobilisée. L'orifice, pointant très distinctement Cédric, le timide de la conférie, annonçant déjà un moment mémorable.
C'est avec le coeur battant qu'il écoute les consignes.
- La personne désignée devra répondre, sans mentir et sans donner de nom, à chaque question que poseront tous les autres joueurs.

3.

Tout avait commencé comme cela, avec une simple carte et cette maudite bouteille, pendant cette soirée organisée par Magali chez elle, au cours de laquelle ils jouèrent à la nouvelle version d'Action/Vérité. Sa particularité était dans l'instauration de niveaux, qui commençaient dans un esprit gentillet et qui se terminaient généralement par une orgie, laissant dévoiler les côtés les plus pervers de chacun. Mais ce soir-là, la partie s'était enrayée drôlement. En effet, la partie s'était fixée sur un des joueurs.
Ce joueur était là, au bord du vide à se répéter une simple phrase. La seule et unique phrase, qui, pour le moment l'empêchait de sauter.
Ce joueur se demandait pourquoi les questions furent déviées pour ne plus revenir sur des choses normales. Pourquoi, malgré tant de temps, le moment était enfin venu de dévoiler son plus grand secret.
Ce joueur n'avait jamais aimé ce jeu. Ce stupide jeu, montrant distinctement quel serait le bouc émissaire de la soirée, non, ce joueur n'avait aimé ce jeu.
Ce joueur était Cédric.

4.

L'atmosphère s'alourdit en quelques secondes. Cédric apparaît comme un martyr aux yeux des autres. Son expression est allée de la peur, à la souffrance, en passant par une neutralité absolue au fur et à mesure que les questions furent énoncées. Une neutralité si courte, si éternelle que personne ne l'aperçut.
Alors la première question se fit entendre :
- Quelle est la dernière fois où tu t'es masturbé ?
- Ce matin ; répondit Cédric pour passer le plus rapidement possible à la question suivante.
- Aimerais-tu te taper une personne de notre section ?
- Oui, confirma-t-il géné.
Le moment de silence est de courte durée car une autre question tombe encore.
- Et te faire une personne de cette pièce ?
- Oui.
A cet instant, le silence disparut. Tous les autres joueurs murmurent des mots que Cédric n'entend pas, annonçant que le calme reviendrait avec difficultés durant la soirée. Les yeux interrogateurs de ses camarades parcouraient la pièce sans savoir de qui il s'agissait très précisément. Mais une voix surpassa celle des autres, donnant un peu de répit au suspect, durement interroger.
- C'est qui ?
La question providentielle. Celle qui réduit le nombre de réponses, est tombée. Pas de noms ni de prénoms, tel est ce qui est écrit sur la carte, noir sur blanc.
- Oh ! Putain ! J'ai oublié, pas de noms.
Mais le tour de table n'est pas encore terminé, et Cédric sent déjà le pire arriver car c'est au tour de Jean et comme à son habitude, il ne se fait pas prier.
- As-tu déjà essayé de l'embrasser ?
- Non, jamais.
Six. Cédric compte le nombre de questions. Emilie, Céline, Antoine, Stéphanie. Il remercie intérieurement Stéphanie pour sa question miraculeuse. Et enfin Jean. Il n'en reste plus que deux. Plus que deux. Deux et ce sera bientôt à lui de tirer une carte. Il espère qu'Emilie saura jouer vite et utile car après elle, il s'empressera de tendre le bras pour faire oublier ces questions.
- Est-ce moi ? Demanda Audrey.
- Non, ce n'est pas toi.
Le moment est maintenant crucial. Il reste une question. Il reste un joueur, Damien. Le coeur de Cédric bat si fort que même une sirène d'alarme ne pourrait couvrir son bruit. Cédric connaît à l'avance ce qu'il va se passer. Il sait déjà que cette question va l'amener à sa perte.

5.

Le vent soufflait fort et Cédric attendait une chose. Une seule chose, un signe, un seul argument qui mériterait d'être retenu pour ne pas sauter. Il se demandait comment, à ce moment très précis, Damien avait fait pour tomber sur LA chose la plus intime que Cédric ne voulait pas que l'on sache. Comment avait-il fait pour entrevoir ne serait-ce qu'un petit morceau de sa vie ? Comment dans toutes les possibilités de questionnement, il était arrivé à la lettre près à ce qu'il redoutait le plus, cette révélation qu'il ne voulait pas faire, pas maintenant, pas devant toutes ces personnes, pas ce jour.
Parfois, il regardait le vide. Bientôt, oui bientôt, il serait en bas. Léché par les remous des vagues qui caressaient les galets de leurs écumes salées. Ces yeux vagabondant de la plage, au ciel en passant par cet horizon aqueux.
Une question, une simple question qui avait bouleversé le cours de son existence. Cette question si terrifiante, une question qui méritait la vérité. Même la plus inattendue et la plus secrète qui soit.

6.

Le coeur de Cédric bat si fort que même une sirène d'alarme ne pourrait couvrir le bruit. Mais les murmures continuent toujours et Cédric connaît à l'avance ce qui va se passer. Il sait déjà que cette question, la plus terrible qu'il n'aurait jamais aimé qu'on lui pose, va l'amener à sa perte, une perte irrémédiable.
Alors que Damien cherche la seule question qui vaille la peine d'être posée : l'unique question qui fera avancer les choses dans un sens, les bruits cessèrent, laissant place à la voix de l'être le plus admirable, car le plus proche de la vérité.
- Quelle est ton orientation sexuelle ?
Après un temps de reflexion, ne cherchant pas à paraître plus coupable qu'il ne l'est déjà, il répondit :
- J'aime les femmes. Je les apprécie.
Seuls les murmures sous-entendus d'Audrey comblent ce silence. Aucun joueur ne parle clairement. Et quelques murmures commençèrent à remplir le vide. Mais personne ne prit véritablement la parole. Comme s'ils savaient que sa révélation n'était pas entière, totale ; qu'il manquait une autre vérité, car effectivement :
- Les hommes aussi.
Puis, dans un murmure, presque inaudible, en lui même :
- Les hommes aussi, je les aime.
Tous détournent leurs yeux de Cédric pour mieux parler entre eux. Les regards de certains sont comme accusateurs, tels des couperets de guillotines célébrant la fin de la vie d'un monstre qui ne devrait pas exister. Dont l'existance même doit être remise en cause.
Certains ricanent de ces révélations. Leurs yeux, qui baisseraient volontiers la manette qui laisse descendre la lame sur le cou du supplicier, criant à qui veut l'entendre que son châtiment n'est pas assez grand.
D'autres sont horrifiés, montrant le dégoût pour cet être qui ne devrait exister que dans leurs pires cauchemars. Ces yeux sont là pour rappeler à Cédric quelle est la vraie nature de ses amis. Ceux-là même qu'il a choisi.
Et parmis ces yeux, jugeant de la bonne fois d'un être ne demandant ni la pitié, ni la honte, une seule paire est étonnée.
Cédric a fermé les yeux pour ne pas voir ceux des autres lors de sa révélation. Et les yeux fermés, il n'arrête pas de se tripoter les mains. Un tic qu'il n'essaye même plus de cacher, car ils sont trop préoccupés à plaindre, ou à juger cet aveu. Ce tic qui habituellement le calme. Mais ici, il essaye. Il essaye de se calmer sans pour autant avoir le moindre résultat.
Alors Emilie, percevant malgré les bruits de fond le malaise de Cédric, tire une carte pour écourter cet instant qu'elle sait très douloureux et grave de conséquences.

7.

- Cédric !
Emilie criait pour se faire remarquer et prolonger le temps qui lui restait, avant le saut que Cédric ferait en abandonnant la falaise. Cédric, quant à lui, la r
emarquait au pied de la falaise. Minuscule petit point gesticulant dans tous les sens lui intimant l'ordre de ne rien faire. Elle courait pour lui interdire de sauter. Elle courait car elle l'aimait. Il le savait, mais lui ne l'avait jamais aimé. Et elle le savait.
La même litanie tournait dans sa tête, la même, celle qui le raccrochait à la vie. A sa vie. Cette litanie, la seule qui pour l'instant pourrait le ramener.
Une rafale de vent emporta la feuille qu'il tenait dans sa main. Cette lettre contenait des mots durs. Ses mots. Ses mots d'adieu. La dernière page d'un livre qu'il n'aurait pas dû commencer. Pour lui, faire une lettre d'adieu était indispensable. Mais cette page valait toutes les déclarations du monde.
On le lui avait dit, dans tous les films, les suicidés laissaient derrière eux une lettre. Une lettre qu'aujourd'hui le vent emportait. Il croyait que laisser une lettre derrière soi était indispensable. Une lettre indiquant les motifs d'un acte si peu commun dans le monde animal. Si caratéristique à l'homme.
Alors que tout animal avait l'instinct de survie, seule l'espèce humaine arrivait à se donner la mort. Cédric s'inventait une histoire pour cet acte égoïste. Il imaginait que la lettre d'adieu remontait à la fin du XIXème siècle, alors qu'un bourgeois anglais venait de perdre toute sa fortune, se tirant une balle en pleine tête. Qu'il avait été retrouvé derrière son bureau. Devant lui, aucune lettre expliquant son acte. Aucun document manuscrit n'avait été retrouvé, rien. Seul un billet recouvert de sang était posé sur le bureau. Trois mots sous le macaron de sa banque l'avaient poussé au suicide. Des mots si simples à lire, mais si durs à intégrer. Vous êtes ruiné. Ces mots qui auraient pu être lu autrement. Je suis ruiné, adieu.
Cédric croyait au plus profond de son âme que la première lettre d'adieu n'en était pas une, mais juste trois mots qui pouvaient tuer un homme sain de corps et d'esprit.
Sa lettre n'en était pas une d'ailleurs. Juste la fin d'un journal intime. Une page arrachée. Des mots lourds de sens et pourtant si vrais alors qu'il se tient aussi près d'un destin qu'il n'aurait pu éviter.
Il devait le lui dire. Mais le prix à payer était trop gros à porter.
La feuille partait vers un lieu inconnu. Tel un papillon, elle partait, revenait, puis s'enfuyait vers un ailleurs, qui l'emportera lui aussi.
Par moments, la page, tournant sur elle même, nous dévoilait les quelques mots de désespoir, de souffrance.
Elle nous signalait le rejet d'une vie, qui ne pouvait se terminer en haut de cette falaise, mais qui pourtant finirait bientôt. Juste la fin d'une question.
… pourquoi continuer à vivre ?

8.

Cédric ne rigole plus depuis sa révélation.
Mais le jeu continue, sans lui. Le niveau quatre est passé comme une lettre à la poste, sans l'atteindre. Aucun gage ne l'a touché, la bouteille ne l'a pas pris pour cible.
Malgré ce mutisme, cette absence, la bouteille pointe malheureusement dans sa direction.
Le cinquième niveau est le plus cruel. Il est cruel car c'est le dernier. Durant ce cinquième et dernier tour, chaque participant ne joue qu'une fois. Un tour d'apothéose. Jamais, durant les jeux précédents, le cinquième niveau ne fut atteint. Mais cette fois, pour la première fois, ils vont connaître toute la cruauté de ce jeu.

9.

Ce jeu, il ne l'avait jamais aimé. Tout d'abord, il fallait se munir du jeu de carte Action/Vérité classique, et d'une bouteille. Le principe était simple en soi, il fallait tirer une carte, lancer la bouteille, et enfin suivre les instructions de la carte, un jeu basique en somme.
Seulement, avec les nouvelles règles, le jeu devait prendre des tournures plutôt coquines. Car, en effet, les questions que l'on devait poser n'étaient pas celles inscrites sur les cartes, mais étaient plus ou moins personnelles selon les niveaux de jeu, de même que les gages.
Les niveaux, c'était eux qui les avaient remis au goût du jour, d'après des règles qu'un des joueurs avait dégotées sur le web.
Le premier niveau devait être sobre, sans aucune forme de conséquence. Le premier était fait pour débuter le jeu, une question, un gage plus que minime. Il se terminait au bout de cinq tours. Il était le point de départ. Le point où la fête pouvait vraiment battre son plein.
Le second était encore assez soft, mais les questions, posées par la personne tirant la carte, devenaient de plus en plus personnelles et les gages, de plus en plus, osés. Des gages, qui faisaient rire, car les victimes étaient seules dans leurs souffrances comiques.
Cinq tours plus tard, le troisième niveau était atteint. Incluant les autres joueurs dans les gages et une question par joueur, glissant vers des terrains quelques peu intimistes, sans pour autant dévoiler la totalité de la vérité, c'est-à-dire en omettant noms et prénoms. Mais aussi des gages qui auraient pu amorcer des disputes dans les couples présents.
Trois tours suffisaient pour monter au niveau supérieur. Un niveau surtout sexuel, car c'est bien à ça que servait ce jeu. Et c'est à ce niveau que l'orgie débutait généralement. A ce tour, ni noms, ni prénoms ne devaient être prononcés. Des gages qui brisaient la pudeur et annihilaient toute intimité. Mais à ce niveau, personne de l'extérieur ne devait encore intervenir.

10.

L'attention est principalement portée sur Cédric. Si bien que le quatrième niveau est passé sans mettre le feu aux poudres. Poudres qui, en explosant, annoncent généralement une soirée qui n'atteint jamais le cinquième. Mais ce soir-là, comme par le plus grand des hasards, le cinquième fut atteint.

11.

Le dernier n'était généralement pas atteint, si ce n'est jamais. Car l'orgie battant son plein, les joueurs ne pensaient plus au jeu.
C'est pour ces moments là que tous aimaient à se retrouver, car plus tard, dans la journée, ils riaient de ces parties qui tournent souvant à la folie sexuelle.
Mais ce soir, l'ultime niveau était atteint.
Les quelques règles qui régissaient ce niveau étaient simples. Il n'y a pas de règles. Tout peut arriver. Noms et Prénoms peuvent être prononcés. La seule contrainte qui devait être respectée, n'était autre que l'unanimité. Une unanimité dans le choix d'une et une seule question et l'unanimité dans le choix du gage.
En résumé, le premier niveau n'était qu'une mise en bouche. Le deuxième niveau lançait la partie sur des choses plus personnelles. Le niveau trois faisait intervenir les autres joueurs sans aller jusqu'au plaisir car c'était au niveau quatre que tout était permis. Enfin, le niveau cinq était tellement cruel qu'il faisait rentrer dans le jeu les personnes extérieures à la partie. Car les gages pouvaient aller au delà de la pièce et sur une durée pouvant dépasser l'imagination.
Cédric avait compris ce qui allait arriver, il pleurait car il savait comment cela allait se terminer. Il savait à l'avance qu'il allait se retrouver au bord de ce mur géant. Il pleurait. Il se demandait comment ils avaient réussi à trouver le moyen de lui faire faire la chose la plus terrifiante de sa vie. L'acte qu'il redoutait depuis si longtemps. Le cauchemar qui s'était révélé prémonitoire.

12.

Ils se concertent tous pour arriver à un but précis. Pour Cédric, le temps s'est comme figé, depuis que la bouteille l'a désigné comme le dernier joueur à reçevoir un gage. Les moindres gestes sont pour lui comme une succession de photos. Des images fixes, où tout semble être immobile. Le vide. Il est dans un vide immense. Aucun son ne se fait entendre. Un moment il a l'impression qu'il pourrait se lever et courir loin, très loin d'ici sans attendre son supplice. Aucun geste, aucun son, rien.
Et c'est encore Damien qui a trouvé la solution. Damien, la seule personne qui, pour Cédric, ne mérite pas son amour. Il n'a pas le droit d'avoir le si grand amour qu'il lui porte. Mais l'opinion de Cédric envers lui-même est très basse. Selon lui, il n'est qu'un minable. Il ne vaut rien. Et même rien c'est trop pour le décrire.
Mais c'est toujours Damien qui trouve le point sensible de chaque personne. C'est comme un don. Damien est très intelligent, enfin c'est ce qui émane de lui lorsqu'il parle avec quelqu'un et souvent, dans la plupart des cas, c'est la vérité. Il analyse tout, il anticipe tout. Le seul défaut qui le caractérise, c'est qu'il est extrêmement égocentrique. Il est intelligent, et il le sait. D'ailleurs, il le fait comprendre à tous ceux qui le sous-estiment.
Le gage tombe enfin entre deux silences.
- Tu devras dire à la personne de notre section que tu l'aimes, les yeux dans les yeux.
Cédric, pris d'une envie de crier, tombe inconsciemment, inexorablement dans le gouffre de son imagination. Dans son cerveau tout s'entremêle, tout vient puis repart. La chute est interminable. Des images s'approchent. Son futur n'est pas si beau. Des rires, ces rires sourds qui le mettent si mal à l'aise. Il ne veut pas de cet avenir. Mais il ne peut pas y échapper. Il voit son visage tordu par son rire niais, son rire qui tue, celui-là même qui le fait craquer. Ce sourire si doux et si dur. Ce sourire d'une tendresse qu'il aimerait avoir pour lui tout seul. C'est ce sourire qu'il va voir, ce rire qu'il va entendre et qui va l'anéantir.

13.

Il tombait enfin alors qu'Emilie arrivait près de lui. Il tombait. Ses cheveux qui ne frappaient plus son visage étaient la preuve flagrant
e qu'il tombait. Le vent ne se fit plus sentir, enfin. Les nuages annonçant la prochaine averse s'étaient arrêtés dans leur course folle au milieu du ciel. Les cumulo-nimbus stagnaient enfin au-dessus de l'océan, comme stoppés par une barrière leur interdisant l'accès au continent.
Emilie s'approchait doucement jusqu'au bord de la falaise. Elle regarda en bas et dit des mots si doux, comme le chant d'un rossignol.
- C'est haut !
Cédric ne parlait pas. Le vent avait cessé de souffler, stoppant ses longs cheveux qui fouettaient sans relache son visage, le froid devenait de moins en moins rude.
- Cédric, s'il te plaît, ne saute pas, dit-elle avec une voix anxieuse.
Cédric ne parlait pas, il ne voulait plus jamais dire le moindre mot. En silence, une phrase revenait, récurrente, argument faible qui ne faisait pas pencher la balance dans le bon sens.
- Ne saute pas, ce n'est qu'un jeu.
Ce n'est qu'un jeu.
Oui, ce n'est qu'un jeu.
Il ne m'aime pas et ne m'aimera jamais.
Telles sont les pensées de Cédric.
Ce n'est qu'un jeu, un jeu stupide.
Mais cette phrase n'était pas aussi lourde qu'une ancre, pas aussi solide qu'une chaîne en acier. Elle ne le retiendrait plus à la vie. Il sauterait, il le savait. Quelle que soit l'issue du jeu, il était prédestiné à perdre. Il n'avait jamais gagné, à aucun jeu d'ailleurs.

14.

Le jeu est terminé et il sait très bien qu'il a perdu. Il sait qu'il va devoir sortir de ces sentiers qui lui sont si agréables. Il va devoir sacrifier une partie de lui-même. Il sait qu'un jour, tout, pour lui, se terminera dans la pire des souffrances.
La partie est terminée. Les autres joueurs attendent un mouvement, le plus microscopique signe de vie. Ils s'attendent à ce qu'il fasse sa déclaration. Chaque joueur se demande si c'est lui qui devra entendre ces mots. Ils attendent une parole, le moindre petit son.
Dans cette pièce, remplie de nourriture, de joueurs en cercle, le silence est absent. Des brides de : « Ca va être qui, à ton avis ? » et des « J'espère pas moi ! » se font entendre.
Les murmures d'humains sont si vils, si méprisables. Assis sur le sol, ils ne le ramènent toujours pas à la réalité. Il est parti loin, si loin d'eux et de leurs paroles exécrables.
Personne ne se lève. Personne n'ose se lever. Pour eux, rien que le fait de se lever va rompre cette plénitude qui émane de Cédric. Chacun croit qu'il rassemble ses forces pour prendre son courage à bras-le-corps, pour avouer son amour à l'une des personnes ici présentes.
Son absence disparut au moment même où Antoine prit la parole, pressé de connaître la personnes tant aimée :
- Alors, qui est-ce ?

15.

Il pleurait, il n'avait jamais connu une telle honte, une telle humiliation. Emilie sortit son portable et composa un numéro. Après quelques secondes d'attente, elle expliqua à son interlocuteur où ils se trouvaient et s'il pouvait venir le plus vite possible, mais seul.
- Damien arrive. S'il te plaît attends-le, dit-elle en coupant la communication.

16.

- Attends-moi !
Emilie s'est mise à courir après Cédric.
Il est sorti comme un ouragan. Les quatre mots d'Antoine ont déclenché en lui une peur qu'il n'a jamais ressentie auparavant. Il n'a même pas pris le temps de lacer ses chaussures et d'enfiler son manteau, qu'il a déjà passé le pas de la porte.
Emilie court comme une furie sur les pas de Cédric. Elle court, mais lui aussi. Elle ne les voit pas, mais elle entend ses reniflements. Elle le comprend un petit peu, ou du moins essaye, pour trouver les mots justes.
Soudain, il tourne vers le parc et essaye tant bien que mal de la semer, sans grand résultat, car ses idées ne sont plus très claires. Et en quelques pas, elle arrive enfin à sa hauteur pour lui prendre fermement le bras, lui demandant de s'arrêter.
- Viens t'asseoir avec moi, on va discuter un peu.

17.

- Je vais m'asseoir. On va discuter si cela ne te dérange pas.
Emilie s'était assise, mais elle savait déjà que lui, n'allait prononcer aucun mot.
Tant pis, elle parlerait seule, discuterait toute seule, avec elle-même. Elle ferait un long et embarrassant monologue.
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