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Prologue

La route défilait à toute vitesse. Le vent latéral poussait la voiture vers le bas-côté, obligeant le chauffeur à corriger en permanence sa trajectoire. A cette heure de la journée, les automobilistes n'étaient pas encore levés malgré la haute position du soleil dans le ciel. Les phares éteints, le véhicule passait en trombe, ne laissant sur l'asphalte aucune trace de son passage.
Les vitres ouvertes laissaient entrer la fraîcheur de la matinée, faisant danser les papiers attachés au classeur ouvert sur la banquette arrière. Des haut-parleurs hurlaient le boléro de Ravel tandis que le conducteur criait les dernières notes de cette entraînante mélodie. Les arbres disparaissaient avant même d'arriver dans le champ de vision de ce fou du volant.
Pourtant, il n'était pas en retard, mais la route était droite. Ses yeux pétillaient de joie et son cerveau voyageait dans un autre monde. Au volant de sa voiture, il ne vit pas tout de suite le jeune homme en rollers.
La silhouette noire se balançait au rythme des efforts qu'elle produisait pour avancer de plus en plus vite sur la route. De la musique techno plein les oreilles, tout ce à quoi il pensait n'allait pas plus loin que la série qu'il avait vue la veille. Il se demandait comment un médecin aussi brillant avait pu tomber aussi bas et comment une jeune femme pleine d'avenir avait pu accepter de l'aider dans une tâche aussi improbable qu'impossible. Derrière ses écouteurs, les seules choses qu'il entendit furent les crissements des pneus et le choc de la voiture lors de la collision. Après, plus rien.
 
Bonjour, je m'appelle Cédric. J'étais sur cette route, ce matin-là. Oui, cette route que j'empruntais tous les matins. J'y suis mort mais je vis encore pour une mission que l'on m'a confiée. En fait, je ne vis plus en chair et en os, mais j'accompagne un jeune garçon pour qu'il sauve le monde pendant ses soixante-et-une prochaines années. Enfin c'est ce qu'il m'a expliqué.
Je ne sais pas pourquoi j'ai été choisi… Car j'ai été choisi, ça j'en suis sûr. Mais la sélection n'aurait en aucun cas dû me choisir ! Je ne suis en aucun cas, non, en aucun cas le bon choix ! Mais il m'a dit que moi et moi seul convenait à tous les critères, et qu'il n'y avait que moi qui puisse accomplir cette besogne. Car, disons-le clairement, ce n'est pas une cure de jouvence… Loin de là ! Je crois même que c'est une punition.
Sur cette route, que j'ai empruntée des dizaines et des dizaines de fois, il n'a suffi que d'un seul instant d'inattention pour que tout bascule dans ma vie. Mais maintenant que j'y repense, je sais que tout était déjà calculé à l'avance. Ce jeune garçon que j'avais rencontré lors d'un rendez-vous romantique avec ma petite copine la veille. Les clins d'œil qu'il me jetait de l'autre bout de la salle de restaurant. Les soupirs insistants de celle qui me faisait face et qui remarquait par mon regard que je ne m'intéressais pas à ce qu'elle disait.
Je sais à présent que je devais mourir sur cette route. Je le sais comme si j'avais lu le script après avoir tourné une scène dans laquelle j'avais improvisé tant bien que mal sans savoir ce qui allait se passer.
Elle s'était levée de table, s'était approchée de moi et avait déposé un baiser sur mon front avant de remettre son manteau sur ses épaules et de sortir, me laissant seul à cette table attendre l'arrivée des plats.
J'étais rentré seul ce soir-là… Sans avoir mangé…
J'avais regardé la télévision pour ne plus penser au regard envoûteur que ce charmant garçon m'avait envoyé depuis que je l'avais remarqué.
Au petit matin, j'étais sorti comme tous les jours. Et sur la route…
 
La voiture sortit de la route et embrassa le seul arbre présent sur cette partie de la départementale. Le conducteur mourut sur le coup.
Le garçon en rollers s'était retourné à la dernière seconde et avait vu le véhicule sortir de la route pour éviter de le percuter. En une minute, sa série lui sortit totalement de la tête. Lorsqu'il se souvint qu'il était lui-même médecin, il se déchaussa le plus rapidement possible, composa le numéro des urgences et commença à examiner la victime du véhicule. Mais dès qu'il le vit, il comprit que plus rien ne le retenait à la vie.
Quinze minutes après son appel, les pompiers, la police et une ambulance encerclaient la zone du drame. Le corps, enfermé dans un sac noir hermétique, partit avec les ambulanciers, la sirène muette. L'interne répondait aux questions d'un inspecteur et deux ou trois voitures ralentissaient pour mieux visualiser l'étendue des dégâts.
L'arbre avait reçu un bon coup dans le tronc, mais robuste comme il était, avait rendu coup pour coup au tas de ferraille qui voulait participer au bras de fer dans lequel l'automobile avait perdu.
Non loin de l'accident, un jeune homme encore sonné par l'impact entre lui et cette poutre enracinée, se relevait tant bien que mal pour voir ce qu'il restait de sa voiture. Mais ses yeux lui jouaient un tour car tout ce qu'il voyait était flou. Les sons eux-mêmes étaient flous. Il se sentait perdu.
Malgré le brouillard qui l'entourait, il perçut la silhouette d'un homme s'approchant de lui. Il essaya de crier, mais sans aucun succès. Il essaya même d'avancer vers lui, en vain. Ce ne fut que lorsque l'homme mystérieux s'arrêta devant lui et qu'il lui posa une main sur l'épaule que tout devint lumineux et bruyant.
Derrière la voiture, les girophares de la police tournaient de moins en moins vite. Les sons ralentissaient eux aussi comme si l'on mettait un quarante-cinq tours à la vitesse d'un trente-trois. Les mouvements des gens agglutinés autour de l'épave épousant l'écorce devinrent de plus en plus lents eux aussi, pour finalement s'arrêter.
Cédric regarda l'être qui lui faisait face et reconnut le jeune homme du fond du restaurant. Il portait les mêmes vêtements blancs que la veille et lui souriait chaleureusement.
Il essaya encore de parler mais aucun son ne sortit de sa bouche.
La première chose que l'on perdait était la parole.
Cédric baissa les yeux car il venait de comprendre ce qu'il lui était arrivé. Des larmes commencèrent à couler sur ses joues mais l'homme en blanc continua à parler.
La deuxième chose que l'on perdait était sa joie.
Il serra le mort dans ses bras et lui murmura à l'oreille :
La dernière est la peur.
 
La première fois que je l'ai vu je l'ai aimé. La première fois qu'il m'a parlé, je l'ai aimé. La dernière fois que je l'ai vu je l'ai haï.
J'ai mis du temps pour sortir mon premier mot après ma mort. Il me tenait par le bras, car dès qu'il enlevait sa main de moi, le brouillard revenait au galop pour me cacher la vue et me boucher les oreilles.
Il ne parlait pas beaucoup. Nous avons juste marché. Le plus étrange, c'est que tout ce qui nous entourait ne semblait pas vouloir vivre. Tout restait figé comme si quelqu'un quelque part avait appuyé sur le bouton pause de son magnétoscope, oubliant au passage de nous figer, moi et mon compagnon.
J'écoutais d'une oreille distraite ce qu'il me racontait. Il me parlait d'un bébé qui allait naître, un jeune garçon qui allait vivre, un adolescent qui allait devoir choisir et d'un homme qui allait mourir. Il m'expliqua que j'avais été sélectionné parmi des milliers de personnes et que j'étais le seul qui pouvait mener à bien la mission que l'on me confiait. Il ne précisa pas que cette mission servirait à équilibrer les forces qui régnaient sur Terre.
A un moment, il s'arrêta au beau milieu de la route et frappa le sol du talon. Des murs sont alors apparus à gauche et à droite. Le sol est devenu carrelé et le couloir qui venait de se former sous mes yeux donnait sur une salle remplie d'hommes et de femmes en blouse blanche.
Comme il l'avait prédit, je n'eus pas peur devant cet étrange phénomène.
Nous avançons vers la salle d'accouchement, me précisa-t-il. C'est ce bébé que tu devras accompagner tout au long de son existence, ajouta-t-il. Tu devras vivre pour et avec lui, jusqu'à ce que sa mort survienne. Mais il faudra surtout veiller sur lui durant son plus jeune âge.
Le haut de la tête du nouveau-né, parsemée de quelques cheveux par-ci par-là, sortait déjà du vagin de sa mère, qui, d'après les traits tirés de son visage, souffrait un véritable enfer. Puis les paroles rassurantes du père et des sages-femmes commencèrent à repartir dans une lenteur horrible, comme lorsque qu'un orge de barbarie démarre lorsque l'on tourne la manivelle de plus en plus vite. Les mouvements du médecin accoucheur aidaient la mère à faire sortir l'enfant avec le moins de douleur possible, ce qui de toute évidence ne réussissait pas.
Les cris de la mère couvrant les recommandations litaniques des sages-femmes me faisaient dresser les cheveux sur ma tête. Enfin sur ce qui me semblait être ma tête. Alors le tronc de l'enfant sortit après un long travail de la mère, essayant de ne pas répondre aux « poussez » des infirmières. De toute évidence, ce bébé était un garçon car je pouvais voir très distinctement un petit pénis et deux bourses vides au niveau de l'entre-jambe.
 
Le médecin en chef prit l'enfant dans ses bras tandis qu'un assistant proposait au père de couper le cordon ombilical. Pendant ce temps-là, le guide avait posé sa main sur le ventre de Cédric. Ses habits disparurent laissant place à une peau légèrement bronzée. Nu comme l'enfant, le jeune homme vit la main de l'homme prendre entre ses doigts un fil lumineux qui sortait de son nombril.
Le père coupa le cordon, et un puissant jet doré sortit de l'extrémité de ce morceau de chair. En quelques instants, l'homme en blanc prit ce deuxième rayon de lumière. Il prit fermement les deux extrémités et délicatement les joignit pour n'en former qu'un seul.
Au niveau de la jointure la couleur dorée se mélangeait avec le blanc de Cédric, formant un léger jaune. Pour Cédric, cette jonction ne signifiait rien, sauf qu'il n'avait plus besoin de l'homme mystère pour voir ou entendre. Celui-ci se penche vers moi et me dit enfin que je suis lui, qu'il est moi. Il me dit aussi que la première chose que l'on perd à la naissance et à la mort est la parole. Il enchérit avec la deuxième puis la troisième.
A ce moment, l'une des infirmières noua très fort ce qu'il restait du cordon accroché au nouveau-né. Une douleur intense s'installa dans le ventre de Cédric, ce qui le fit s'écrouler. Des dizaines d'images et de sons s'ensuivirent. Il voyait le passé par flashes. Il entendait des langues inconnues. Il fut surpris de voir la construction de l'Empire State Building. Il fut ému de voir la mort de Molière. Il se vit debout, au milieu d'un meeting de Martin Luther King. Il vit une voiture décapotable à travers une jumelle, une femme assise et son mari debout faisant signe à ses électeurs. Puis il le vit s'écrouler, une balle dans la tête. Il se vit en l'an 33 de notre ère. Il portait sur lui une énorme croix. Il montait vers le lieu de sa mort.
Il entendit le cri du Tyrannausorus Rex. Il écouta Socrate enseigner la philosophie à ses élèves. Il entendit Wolfgang Amadeus Mozart composer sa dernière oeuvre. Il écouta la voix d'un général à la radio alors qu'à l'extérieur des bombes faisaient disparaître des bâtiments les uns après les autres.
La douleur commençait à s'atténuer lorsque Cédric entendit les premiers cris de l'enfant. Dans la salle d'accouchement, la mère se détendait enfin, après son dur labeur. Le père, aux anges, apporta son enfant à sa femme trempée de sueur. Une sage-femme enveloppa le nouveau-né dans un lange avant de le poser dans les bras de sa mère.
Cédric se releva tant bien que mal. Il reprit son équilibre et s'approcha lui aussi de cet enfant extraordinaire. L'homme mystérieux s'approcha aussi et annonça :
- Vous êtes ceux qui sont réunis pour l'équilibre. Tu seras celui, dit-il en regardant Cédric, qui accomplira des prodiges. Et toi, s'adressant au bébé, celui qui devra supporter sur tes épaules tout au long de ta vie tout le désespoir du monde. Puissiez-vous vivre en harmonie et savourer les meilleurs moments comme les pires.
Un instant, le bébé sembla regarder les deux hommes invisibles aux autres personnes présentes dans la pièce. Il a même souri, puis s'est endormi dans les tendres bras de sa mère.
- Tu dois maintenant choisir un prénom. Ce sera son prénom caché. Seuls ceux qui le connaîtront seront dignes de confiance.
Alors pour la première fois depuis sa mort, il prononça un mot : Alban.
 
Après notre fusion de cordons ombilicaux, l'homme en blanc m'expliqua que tant qu'il n'aurait pas prononcé ses premiers mots, je devrai rester en retrait pour ne pas gêner le développement d'Alban. Qu'il était important de savoir que dès la naissance, son caractère commencerait à se forger. Que de plus, j'allais devoir travailler dur pour apprendre à manipuler mes nouvelles capacités. Moi j'aurais plutôt appelé ça des pouvoirs… Vous savez ? Comme dans les films avec de la magie. Enfin bon… Il m'a bien dit que je pouvais tout faire. Il suffisait de l'imaginer ou d'y penser très fort pour que cela se réalise.
La première chose que j'ai faite étant de me revêtir, il me fallut deux bonnes heures pour imaginer un ensemble qui s'harmonise bien avec le reste. J'ai bien sûr été aidé par mon guide, mais ce ne fut pas de tout repos. Il m'a aussi expliqué que les fils ne pourraient plus être rompus. Qu'ils deviendraient de plus en plus transparents si je n'y pensais pas. Mais il est drôle… Comment ne pas penser à un truc que l'on a sous les yeux ?
J'avais aussi remarqué que le cordon était extensible. A savoir jusqu'où, c'était une toute autre question. Avant de repartir, l'homme en blanc me raconta de petites histoires qui, je dois le dire, m'auraient bien fait rire si je n'étais pas moi-même dans une situation identique.
Il y a bien longtemps, les hommes vivaient simplement. Ils ne se cherchaient querelle que lorsqu'un étranger empiétait sur leur territoire. En ce temps-là, une seule règle prévalait sur tout le reste: de l'effet découle une cause qui elle-même produit un effet. Dès l'instant où le premier homme comprit qu'il pouvait avoir plus qu'il ne voulait en manipulant ses congénères, la toute première civilisation apparut sur Terre. Mais avec cette même civilisation, un autre concept naquit : le chaos.
Il ne faut pas prendre ce mot au pied de la lettre mais comme étant le contraire de l'autre. Car lorsqu'il n'y a pas de civilisation, ne peut-on pas parler de chaos ?
Ainsi l'ancienne règle ne convenait plus. Car un déséquilibre s'était produit. Les hommes ont inventé une notion pour cela, celle du yin et du yang. Pas celle du bien et du mal, car aujourd'hui le bien est censé toujours l'emporter, mais bel et bien celle du yin et du yang, l'équilibre parfait. Cet équilibre qui doit existe en toute chose, vivante ou non. Car si le yin ou le yang devait vaincre l'autre, alors le monde courrait à sa perte.
Mais le déséquilibre ne s'était pas arrêté là, car une mauvaise force était née dans le corps d'un homme. Alors pour rééquilibrer, une autre force, contraire à la première, fut chargée de contrôler celle-ci. Et de génération en génération, des hommes et des femmes se sont succédés pour contrôler l'équilibre du monde. Et aujourd'hui, cette force c'était nous.
Les deux derniers conseils qu'il me donna furent de ne pas manipuler Alban pour arriver à mes fins ; le second étant de ne pas chercher à avoir le dernier mot. Enfin à ce que j'ai compris, car ses vraies phrases étaient : « Si le manche du marteau martyrise le forgeron, alors celui-ci frappera plus fort ou le délaissera », et « L'Histoire n'est écrite que par les vainqueurs ».